Je ne sais combien de temps je resté là. 1h peut être. Impossible de joindre Fumi maintenant, le réseau est complètement saturé et je n'ai plus de batterie dans mon téléphone. Un monsieur me prête gentiment sa connexion internet. Dernier message à Fumi pour lui dire que je rentre à pied à la maison et que je viendrais la chercher après en vélo si je n'ai pas signe de vie d'elle.

5 km environ à parcourir. Je tends le bras deux fois pour héler un taxi mais comprends vite que c'est peine perdue, le trafic est saturé. Je ne suis pas le seul à vrai dire, toute la ville est à pied. Je ne sais plus déceler si répliques il y a ou non, mais pas rassuré et lenteur de la progression oblige, je passe à la course. Peu commode en costume mais je ne suis plus à ça près. Aux pieds de chaque building d'énormes groupes d'employés sont amassés, en attente d'être comptés et d'instructions pour la suite des événements. Je dépasse des groupes de jeunes enfants en file indienne accompagnés de leurs instituteurs, une étrange capuche en plastique gonflable sur la tête.

Shinjuku ni-chome est en pleine effervescence, mais pas comme à l'habitude. Près du pont qui fait la jonction Est-Ouest de la station, sur Takeshita dori, 3 immenses écrans au haut d'un immeuble que je n'avais jamais remarqué diffusent en direct l'arrivée d'une vague gigantesque. Je ne peux pas lire mais l'émois des japonais ne présage rien de bon. Je reste quelque secondes à contempler ce spectacle de fin du monde, ces milliers de personnes dans les rues, le film de la vague, et en toile de fond les gratte-ciels que j'ai fuis, perçant un ciel noir menaçant. Je me prends à penser à cette photo de fin du monde que j'aurais pu faire pour la postérité (mais faute de n'avoir de carte mémoire impossible) et reprends de plus belle ma course effrénée.


Sur mon parcours, seules quelques vitres d'immeubles cassées et le contrefort d'un cimetière se sont effondrés. A la maison ce n'est pas aussi propre. Le miroir qui était dans l'entrée est brisé, le frigo est venu taper sur le mur attenant, la nourriture qui était dessus est maintenant par terre et q même roulé jusque dans la chambre. Quelques biblos ont chuté, un vase s'est renversé, et le lavabo de la salle de bain contient maintenant un amoncellement de produits de toilettes, quelqu'uns brisés. Pas le temps de s'éterniser, ça bouge à nouveau. Je me change au plus vite, couche l'ordinateur sur le canapé et me lance dans la préparation de sacs à dos (un pour Fumi, un pour moi) contenant affaires chaudes, nourriture et tout le nécessaire à la survie que je peux trouver au plus vite. L'opération me prend au moins 40 minutes, chaque secousse me poussant à quitter l'appartement et descendre en courant les 3 étages de l'immeuble pour me mettre à "l'abris", c'est dire dans la petite rue d'en face, entre deux maisons et le plus loin possible des poteaux électriques menaçants.


Je fais un aller retour au super marché puis pars chercher Fumi à vélo. Stop rapide au distributeur de billets afin de retirer assez d'argent avant que la panique ne gagne les habitants. Un message de Fumi - enfin ! - qui part du travail (l'après-midi ayant été déclarée "business as usual" par la hiérarchie) et rentre à pied, comme ces millions de Japonais. En roulant vers Waseda le spectacle est saisissant. Outre les sirènes de pompiers qui n'arrêtent pas, pas un bruit et pourtant des piétons à perte de vue. Chaque personne pas trop loin (moins de 10 km) de chez elle regagne dans le calme son domicile, les yeux rivés sur leur portable pour le GPS ou suivre les informations. Je garde cette image en tête d'un vieil homme avançant péniblement, lui aussi certainement loin de chez lui et réduit comme tout un chacun à marcher de longues heures dans le froid, sans aide, mais ne se plaignant pas.


Fumi est tranquille, beaucoup plus que moi. Pour elle la secousse était normale et à contrario de ses collègues qui se sont précipités dehors, elle n'a pas juge bon de le faire car il faisait trop froid…
On range au plus vite la maison en définissant notre plan d'attaque pour les heures à venir, conversation régulièrement entrecoupée de "ça bouge là non ?". Le super marché est dévalisé en ce qui concerne ramants et autre soupes déshydratées, pour le reste tout fonctionne. 21h30, toujours une foule impressionnante dans les rues, et toujours ce calme.

Retour à la maison, repas frugal les yeux rivés sur les informations qui diffusent en boucle les images saisissantes du Tsunami qui a dévasté la région de Sendai quelques heures auparavant. Les présentateurs des différentes chaines gardent un calme olympien qui m'exaspère et les chiffres fournis de 81 morts me font bondir. "Entraînée" à ce genre de circonstance, Fumi garde son calme et me demande d'en faire de même, difficile. La situation est celle de mes pires cauchemars, je me sens pour la première fois de ma vie proche de ces gens que je vois mourir en direct sur mon petit écran. Nous sommes sains et sauf pour le moment mais je ne sais si nous sommes plus en sécurité à Tokyo. Les répliques sont fréquentes (quelques minutes d'espacement au mieux) et nous laissent peu de répit pour nous décontracter.

La nuit s'annonce longue